Petit cadeau de début d'année, la revue COMMposite a 20 ans. Elle vient de lancer son anthologie réflexive à l'occasion des 20 ans de la revue COMMposite. J'ai été interviewé par Gabrielle Silva Moto Drumond concernant l'étude des usages, à partir du texte de Florence Millerand : "Usages des NTIC : les approches de la diffusion, de l'innovation et de l'appropriation (1ère partie)" (1998).
L'étude des usages : une entrevue
Gabrielle Silva Mota Drumond et Jean-Claude DomengetAnthologie réflexive - 20 ans Revue COMMposite |
La
réflexion sur l'évolution
des pratiques aux niveaux social, économique et politique
repositionnerait l'étude des usages et permettrait de saisir les
comportements microsociaux et les tendances macrosociales (Millerand,
1998, p. 7). Dans son texte « Usages des NTIC : les
approches de la diffusion, de l’innovation et de l’appropriation
(1re partie) », Millerand expose
les intentions des chercheuses et des chercheurs en Sociologie des
usages, à cette époque, d'allier les analyses des micro et des
macro contextes afin de mener des recherches qui rendent compte de la
complexité des usages des technologies de l'information et de la
communication.
Gabrielle
Silva Mota Drummond (GD) : Avons-nous
actuellement des appareillages conceptuels et méthodologiques aussi
complexes qui nous permettent de « faire le pas » entre les niveaux
macro et micro dans nos recherches ? Quels sont ces
appareillages ? Comment les différentes vagues de la sociologie
des usages nous ont-elles permis de développer des études d’une
telle complexité ?
Jean-Claude
Domenget (JCD) :
Les questions de la complexité et du passage entre niveaux micro et
macro renvoient tous les deux aux ambitions des chercheurs lorsqu’ils
entreprennent une approche d’usages. Il ne s’agit pas de rester
uniquement à un niveau micro d’analyse de l’utilisation d’une
NTIC en particulier, d’un dispositif socionumérique de
communication pris isolément, mais de l’inscrire dans une analyse
de pratiques sociales plus larges, afin de tenir compte de «
l’épaisseur sociale » des usages. De tels limites ou «
garde-fous » ont été maintes soulignés par les fondateurs de la
sociologie des usages (Chambat, 1994; Jouët, 2000, 2011;
Jauréguiberry, 2008). Ces points d’analyse questionnent également
les relations entre les approches d’usages et d’autres courants
de recherche, lesquels se heurtent aux mêmes problèmes de
l’articulation de niveaux et de la complexité : approches
dispositives (Monnoyer-Smith, 2013), approches sociotechniques
(Akrich, Callon, Latour, 2006; Coutant, 2015).
De
nombreux programmes complexes ont nourri l’histoire des approches
d’usages, notamment l’approche sociopolitique (Vedel, 1994),
l’approche critique (Granjon, 2004, 2012) ou encore les différentes
pistes de dialogue avec d’autres courants de recherche dans le but
de construire une théorie des usages (Proulx, 2005; Jauréguiberry
et Proulx, 2011). Afin que ces programmes ambitieux ne restent pas
lettre morte, nous avons proposé de mieux situer l’objectif d’une
recherche dans une perspective de montée en généralité, à
travers la proposition d’un cadre épistémologique d’analyse des
usages (Coutant, Domenget, 2014).
Aujourd’hui,
nous disposons de nombreux concepts dans les approches d’usages
afin d’analyser la complexité d’une situation et d’articuler
les niveaux d’études. Je pense notamment au concept
d’appropriation, central dans les recherches faisant partie de la
1re topique des approches d’usages (Jauréguiberry et Proulx,
2011). La 2e partie du texte de Florence Millerand (1999) en propose
une excellente synthèse, en soulignant comment l’inscription de
l’usage d’un objet technique au sein d’une pratique
individuelle ou sociale est caractéristique de l’appropriation
sociale des TIC. Autre concept que j’aime à mobiliser, celui de
généalogie des usages (Mallein et Toussaint, 1994) qui s’inscrit
dans une approche sociohistorique des usages (2e topique). Il permet
d’intégrer le temps long dans l’analyse, de prendre en compte
les « trajectoires d’usages » entre les objets techniques ou les
enjeux de pouvoir au moment de l’introduction d’une TIC, en
fonction du contexte social ou organisationnel donné. Sans oublier
bien sûr le concept de double médiation sociotechnique (Jouët,
1993) qui permet de mettre à distance le déterminisme technique et
de remettre en question la construction de nouvelles pratiques
sociales. Car le questionnement a évolué, caractérisant un
processus de dissémination de la sociologie des usages dans le
courant interdisciplinaire des SIC (Jouët, 2015) et l’émergence
de nouvelles thématiques (les travaux sur les sites communautaires
et sur les médias sociaux, les différentes figures de l’identité
numérique, le matérialisme numérique, etc.).
GD :
Quels
sont les plus grands défis rencontrés actuellement par les
chercheuses et les chercheurs qui font des recherches sur les usages
des technologies numériques, que ce soit aux niveaux épistémologique
et méthodologique ?
JCD :
Les
approches d’usages ont toujours posé des défis épistémologiques
et méthodologiques aux chercheuses et aux chercheurs. Sur ce point,
le texte de Florence Millerand reprenait l’évolution soulignée
par Pierre Chambat (1994), à savoir la formation de courants
spécialisés, éclairant chacun une partie des questions soulevées
par les programmes évoqués précédemment (un modèle
diffusionniste, concentré sur l’offre disponible et le taux
d’équipement ; un modèle macrosocial, focalisé sur les
imaginaires convoqués dans les discours d’accompagnement des TIC
et un modèle de l’appropriation, s’intéressant au sens que
donnent les usagers à leurs pratiques.). De nos jours, les enjeux
épistémologiques et méthodologiques ont évolué. Ils soulignent
le renouvellement des approches d’usages liés aux technologies
numériques.
D’un
point de vue épistémologique, j’ai déjà évoqué la nécessité
de situer son apport (conceptuel, descriptif, théorique).
L’interrogation principale peut être résumée ainsi : les
concepts phares des approches d’usage sont-ils toujours pertinents
compte tenu des changements de contextes, de dispositifs, de
questions de recherche ? Pour donner un exemple, la continuité
d’un usage a été la condition afin d’analyser le processus
complexe d’appropriation. Aujourd’hui face à des dispositifs
instables par conception (Garud, Jain
et Tuertscher,
2008 ; Latzko-Toth, 2014), de telles approches en matière de
continuité restent-elles pertinentes ? Ne faut-il pas au
contraire, analyser les dynamiques, les variations des usages
constitutives des pratiques sociales ou des identités en ligne ?
D’un
point de vue méthodologique, nous vivons une période charnière au
cours de laquelle une profusion de méthodes et de techniques
d’enquête sont à notre disposition. Les techniques « classiques
» d’observation participante et d’entretiens de type
compréhensifs ont fait leurs preuves. Elles sont indispensables pour
contextualiser les usages observés. Le recueil de traces d’usage
est aujourd’hui plus accessible et permet d’analyser les usages
sur une certaine durée. Des méthodes « hybrides » invitent à une
coanalyse avec les usagers, à partir justement de leurs traces
d’usages. Ainsi, en fonction de leurs objectifs de recherche, les
chercheuses et les chercheurs ont à leur disposition un ensemble de
méthodes efficaces, leur permettant une analyse complexe du web
(Barats, 2016) ou plus spécifiquement des médias socionumériques
(Sloan et Quan-Haase, 2017).
GD :
À
l’heure actuelle, nous voyons de plus en plus l’emploi de
technologies de Big Data qui suivent et surveillent les usages en
ligne ainsi
que modifient
l’ordre de circulation des contenus en fonction de plusieurs
facteurs, comme le comportement des usagers en ligne. Le traitement
des « méga données » est devenu de plus en plus présent dans la
relation entre les objets, les contenus et les usagers. Parallèlement
à cela, dans
l'évolution
des approches théoriques et méthodologiques
de
la Sociologie des usages, on peut
remarquer
un déplacement des
intérêts
de la recherche
vers les usagers, ce
qui peut être observé dans le
recours croissant aux méthodes
ethnographique ou microsociologique (Millerand,
1998, p.8). Ce
déplacement ressemblerait à celui retrouvé dans la sociologie des
médias de masse et marqué par la montée des analyses de la
réception, au détriment des analyses des effets (Ibid.). Dans
ce contexte où nous voyons la montée des recherches issues des
Algorithm Studies, des Software Studies et des Surveillance Studies,
pourrions-nous penser à un nouveau déplacement des intérêts de
recherche vers les technologies ? Comment est-ce que cela peut
marquer l’évolution de la sociologie des usages en ce qui concerne
notamment les objets d’études et les méthodes de recherche ?
JCD :
Cette
question permet d’aborder le mouvement de va-et-vient entre un
intérêt plutôt situé autour des usagers, de leurs comportements,
avec des analyses en termes de significations d’usages (Mallein et
Toussaint, 1994) ou actuellement en termes identitaires, et un autre
pôle, constitué des approches technologiques, concernant hier les
NTIC et aujourd’hui la matérialité des dispositifs, à laquelle
sont associés les big
data.
La tendance actuelle est clairement marquée par un fort pouvoir
d’attirance du second pôle, au risque encore une fois de perdre
l’épaisseur sociale des usages.
Pour
ne pas tomber dans une nouvelle forme de déterminisme technique, les
approches d’usages doivent garder une position d’entre-deux dans
le questionnement lié au « tournant » du numérique. Ainsi, parmi
les objets de recherche récents, les systèmes de recommandation
(Chartron, Saleh, Kembellec, 2014) et les logiques de prescription
associéesi
suscitent de nombreuses recherches. Il est alors utile d’interroger
les significations des pratiques des usagers associées aux procédés
de prescription et aux dispositifs de recommandation.
Plus
largement, cette vague de recherche est marquée par des questions
liées aux big
data,
aux algorithmes et au machine
learning.
Encore une fois, l’ancrage épistémologique des approches d’usage,
le souci maintes fois souligné de prendre en compte les usagers doit
permettre d’éviter une attirance exclusive vers le tout technique,
d’autant plus que la promesse d’anticipation des comportements
humains, derrière les algorithmes et le machine
learning,
relève en fait de calcul probabiliste à partir de comportements
anciens (Cardon, 2015).
Les
systèmes de recommandation, les logiques de prescription, voire la «
prescription » des usages caractérisent les technologiques
numériques. Pourtant les tactiques des usagers persistent, déjouant
les stratégies des plates-formes. Vous aurez reconnu la référence
à de Certeau (1990) dont la fulgurance des analyses reste une source
d’inspiration pour « donner la parole » aux usagers.
En
tout cas, la situation actuelle tend clairement vers une hégémonie
des approches macrosociologiques s’appuyant sur les big
data.
Face à ce risque, des voix se font déjà entendre pour réintégrer
de l’épaisseur sociale et travailler plutôt des thick
data
(Latzko-Toth, Bonneau, Millette, 2017).
Bibliographie
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Repéré
à https://rfsic.revues.org/1271
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Communication présentée
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à https://halshs.archives-ouvertes.fr/sic_00001136/document
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(1). Repéré à
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(p.
13-43). Rennes : Éditions Apogée.
i
Voir à ce sujet, le numéro 49 de la revue Études de communication
consacré à « Prescription et recommandation : agir et
faire agir ? » (2017).
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